Emmanuel Demarcy-Mota a accueilli Radio Alfa dans ses bureaux du Théâtre de la Ville. Entre deux rendez-vous, le metteur en scène et directeur de l’institution parisienne, habituellement si pressé, nous offre une heure de son temps. Une heure pour évoquer son dernier spectacle, Le Songe d’une nuit d’été de Shakespeare, mais aussi pour penser le rapport à l’Autre, sa propre identité et les combats qui attendent l’Europe dans les prochains mois.
Écoutez l’entretien conduit par Didier Caramalho pour l’ALFA 10/13 de Radio Alfa. Une discussion qui a eu lieu au Théâtre de la Ville, le 5 février 2024 :
Le Songe d’une nuit d’été se joue dans la Grande Salle du Théâtre de la Ville du 16 janvier au 10 février 2024. Une création d’Emmanuel Demarcy-Mota, accompagné de sa troupe, d’après une nouvelle traduction de François Regnault. C’est avec « la meilleure traduction jusqu’aujourd’hui » de ce texte de Shakespeare que le dramaturge ouvre la Saison 2024/2025 du Théâtre de la Ville – lui-même rouvert après 7 ans de travaux.
La raison du choix de cette pièce est double : Emmanuel Demarcy-Mota entretient un rapport intime et formel au Songe. « Ma mère a commencé sa carrière à Lisbonne avec Shakespeare », nous a-t-il confié. Rappelons-le, il est le fils de Teresa Mota (artiste et intellectuelle portugaise décédée en janvier 2022) et de Richard Demarcy (dramaturge et metteur en scène français mort en août 2018). C’est en pensant à sa mère qu’Emmanuel Demarcy-Mota monte Le Songe d’une nuit d’été. Dans le souci de la transmission, il s’interroge, « comment ancre-t-on une trajectoire ? Quelque chose de profond, de subtile ». Le Songe lui permet de travailler avec sa troupe sur une scène qu’il connaît bien, la sienne. Et lui donne l’occasion de surprendre les spectateurs et spectatrices avec toutes « les possibilités du théâtre ». Recréer l’émerveillement : c’est le pari – réussi – d’Emmanuel Demarcy-Mota avec son Songe. Un spectacle qui s’est joué quatre semaines (au lieu de trois, habituellement) à guichet fermé.
L’acte de création nous interroge sur nous-mêmes
Dans cet entretien exclusif qu’il nous accorde, le directeur du Théâtre de la Ville s’interroge sur sa double appartenance, comme nous le lirons plus loin : comment être Portugais et Français ? En somme, comment être profondément européen ?
Emmanuel Demarcy-Mota est de ces hommes qui se cherchent ailleurs – ailleurs comme espace physique mais aussi comme espace rêvé ; dans la littérature et la poésie. C’est un homme qui, a l’image des personnages shakespeariens du Songe, cherche un lieu de la rencontre avec l’Autre. « Il faut croire à l’Altérité. Il ne faut pas avoir peur de rencontrer l’Autre », résume-t-il. Pour comprendre la forêt du Songe d’une nuit d’été, il est allé les voir et les sentir, en Centrafrique et au Cameroun.
La langue est un espace de rencontre aussi. Et un territoire à défricher. En ce sens, la traduction de François Regnault (philosophe et traducteur français) est de loin la meilleure pour Demarcy-Mota : les jeux de mots, les nuances, la grivoiserie de Shakespeare, tout y est. Chaque détail nous a été rapporté par le traducteur qui s’est aventuré dans la langue shakespearienne.
Le Portugal est un pays de poésie. Il a une culture immense, ça n’est pas que le pays d’une immigration qui a souffert, c’est aussi un pays de beauté, de culture, de créativité, d’invention, de force et de liberté
Celui qui a grandi entouré des artistes de la résistance et de la révolution portugaise (Zeca Afonso, Francisco Fanhais, José Mario Branco) et baigné dans le théâtre (mère et père comédiens, oncle directeur d’un théâtre lisboète), a une connaissance presque innée de la Révolution des œillets du 25 avril 1974. Il la connaît intimement, de l’intérieur. C’est depuis son jeune âge qu’Emmanuel Demarcy-Mota est engagé dans la réflexion sur la démocratie, la liberté et l’égalité des genres. Une histoire intime du Portugal donc pour celui qui a revendiqué le droit de porter le nom de sa mère (alors qu’à sa naissance, cela était interdit par l’Etat français). « Je me sens tout à fait libre d’avoir ces deux langues, ces deux cultures » avoue-t-il. Il s’explique l’inculture ambiante concernant le Portugal, par la dictature salazariste ; « Salazar a été une chappe de plomb » qui a empêché la culture portugaise d’être accessible au reste de l’Europe, pendant près de 40 ans. Or, « le Portugal est un pays de poésie. Il a une culture immense, ça n’est pas que le pays d’une immigration qui a souffert, c’est aussi un pays de beauté, de culture, de créativité, d’invention, de force et de liberté » s’amuse à énumérer Emmanuel Demarcy-Mota.
Le directeur du Théâtre de la Ville a ainsi prévu une belle et longue programmation pour célébrer les 50 ans de la Révolution des œillets. Il a tout d’abord commandé une œuvre au metteur en scène américain Robert (Bob) Wilson : un spectacle avec Maria de Medeiros sur les hétéronymes de Fernando Pessoa. Ensuite, plusieurs concerts (Katia Guerreiro aux Abbesses le 19 février, Antonio Zambujo au Théâtre de la Ville les 8 et 9 avril, le groupe Africa Negra le 25 avril), des conférences et lectures (présentation de poésies d’intervention portugaises avec l’historien Yves Léonard, le 14 mars) et du cinéma (la projection du superbe Capitaines d’avril de Maria de Medeiro, le 11 mai).
Celui qui pendant 8 mois (de février à octobre 2022) a présidé la Saison Croisée France/Portugal – « un travail sérieux, politique, organisationnel » mené « avec joie » – s’est montré enthousiaste à l’idée de célébrer un 2024 portugais. Pour rappel, cette année, le petit rectangle au bout de l’Europe fête les 500 ans de la naissance de son poète national, Luis Vaz de Camões, en plus des 50 ans de la Révolution d’Avril. Et le Théâtre de la Ville est attaché à commémorer ce grand cru portugais qu’est 2024 (en partenariat, d’ailleurs, avec Radio Alfa, la radio lusophone en France).
Le concept de démocratie est mis à mal sur le territoire européen
Créer un dialogue entre la France et le Portugal, un échange, un pont entre ces deux cultures amies, a conduit Emmanuel Demarcy-Mota a évoqué les prochaines élections législatives portugaises (du 10 mars 2024) ainsi que les élections européennes (de juin 2024). Le metteur en scène craint le repli identitaire. « Comment ouvrir le débat et le dialogue ? », se demande humblement le créateur des Chantiers d’Europe au Théâtre de la Ville. Il souhaite que le Portugal ne tombe pas dans un refuge classique aujourd’hui en Europe : le populisme et la démagogie de l’extrême-droite. « Il faut créer de l’espoir pour les prochaines générations », avance-t-il, lui, pour qui savoir « faire Europe » est essentiel.
Emmanuel Demarcy-Mota nous encourage à travailler contre la peur et la haine et surtout, pour la paix. Comment ? Peut-être, pour commencer, en poussant les portes du Théâtre de la Ville, ce nouveau théâtre national populaire.
Didier Caramalho